Stigmates d’une société qui aimerait tant nous faire croire que les Etats-Unis ne sont autres que le nombril du monde, la possibilité de passer à côté de véritables talents, autres que français ou américains, guette chacun d’entre nous. Contrairement à leurs voisins du Nord, les Sud Coréens ont, eux, le droit de se procurer de quoi s’exprimer, sans réelles contraintes qui seraient susceptibles de brider leur créativité. Ses personnages stylisés ou encore ses multiples représentations du modèle “Sex, Drogue, Money” nous renvoient à un style graphique atypique et à une terrible vision de ce qui l’entoure. Voilà ce que le jeune artiste nous balance sous la rétine. Il y a de cela un mois, j’arpentais les méandres d’Instagram. J’avais pour but de dénicher, parmi une montagne de publications destinées à flatter d’innombrables égos dont la taille avoisine celui de notre camarade Kanye West, des créations originales ainsi que de jeunes artistes non-médiatisés. C’est après avoir cliqué sur une illustration représentant le rappeur américain Joey Bada$$ que j’ai eu la chance de découvrir l’univers de Rudcef. On ne va pas se mentir, Rudcef prend son pied à représenter les artistes qu’il côtoie ou apprécie. Mais après m’être intéressé de plus près à ses créations, je me suis vite rendu compte que son travail allait beaucoup plus loin que ça...
Jacker / Salut Rudcef, peux-tu te présenter ?
Rudcef / Salut, je suis Rudcef, je viens de Corée du Sud et je suis né en 1983. Pour faire simple, mon style demande beaucoup de temps. Donc je dessine toute la journée, pour moi mais aussi pour des clients. De temps en temps je gère des commandes d’outremer ou je produis des marchandises.
J / Quand as-tu commencé à dessiner et comment ? Quand tu étais jeune, quel genre de dessin faisais-tu ?
R / En fait, j’étais sur le point d’être diplômé en statistiques et je me préparais à avoir un job en 2009. Mais peu après mon cousin est décédé suite à un cancer. Je pensais sérieusement au sens de la vie à cette période, car il avait seulement 10 ans. Après cela, Michael Jackson est décédé aussi, mais je ne pensais pas qu’il était mort, parce qu’au même moment j’écoutais une de ses chansons, enregistrée avant même ma naissance. Et j’ai pensé que si je me lançais dans le domaine de l’art et que je laissais quelque chose derrière moi avant ma mort, ma vie aurait un sens. Voilà l’histoire. Je n’ai rien dessiné du tout avant 2009, et je ne savais même pas qui était Andy Warhol.
J / Maintenant, comment procèdes-tu pour faire une œuvre d’art ? Est-ce que tu utilises un ordinateur ?
R / Au départ, je n’ai rien dit à mes parents, parce que ma famille était pauvre et qu’ils voulaient que j’ai un emploi stable. Je ne pouvais donc pas me constituer un endroit pour me consacrer au dessin à la main. J’ai donc décidé de dessiner dans des bibliothèques publiques, avec un ordi portable et une tablette. Et jusqu’à aujourd’hui, je n’ai dessiné que via un ordinateur. Je dessine à la main de temps en temps, pour le fun.
J / J’ai aussi remarqué que tu utilises fréquemment des artistes de la scène hip-hop américaine comme modèles. Tu peux nous en dire plus là-dessus ? Est-ce que tu considères ton art comme une espèce de fan art ?
R / J’écoute toujours de la musique pour créer une ambiance quand je bosse. Et j’aime particulièrement les chansons hip-hop parce que leurs paroles me donnent envie d’aller de l’avant. Comme Tupac, A$AP Rocky, K.dot, et d’autres. C’étaient des personnes normales, comme moi, mais qui essayaient d’y arriver encore et encore. Et au final, le monde connaît leurs noms. Je les dessine donc par gratitude, mais je ne pense pas que ce soit comme du fan art. J’essaie généralement de décrire certaines choses que je ressens pour eux dans mes créas.
J / L’univers de l’illustration accueille de nouveaux artistes chaque jour, et n’a pas cessé de croître depuis que les nouvelles technologies sont devenues une norme pour le travail d’illustrateur. Comment envisages-tu ta carrière ?
R / En fait je suis très con ! (Rires) Et je ne suis pas du tout du genre à me projeter dans l’avenir non plus. Si je pouvais penser au futur, peut-être que je n’aurais pas commencé à dessiner. Désolé mais je n’ai aucune idée de comment ça va évoluer. Je dessine juste ce que veux, et vis au jour le jour. Et parfois de bonnes choses viennent de n’importe où, comme quand j’ai rencontré A$AP Rocky.
J / Qu’est ce qui s’est passé avec A$AP Rocky ?
R / C’est une vielle histoire. Il y a deux ans A$AP Mob sont passés dans mon pays pour un concert du coup j’ai fait une illustration, je l’ai imprimé pour la faire passer à A$AP Rocky. Il l’a vue et m’a demandé de le rejoindre pour discuter de sa nouvelle mixtape intitulée The beauty and the beast. Un mois plus tard, il m’a invité dans sa maison à New York et nous avons bossé ensemble durant 2 mois.
J / Sur quoi travailles-tu actuellement ? Des projets ou collaborations ?
R / En ce moment je fais des t-shirts pour les gens qui aiment mes œuvres. C’est beaucoup de boulot car j’aimerais les faire comme de vrais produits de marque. Je dessine un portrait custom commandé de New York, et puis mes œuvres perso comme toujours.
J / Quand je vois ton style ça me rappelle l’univers Marvel, dans le genre surréaliste. Tu fais apparaître les os, les muscles et la peau, mais sans te soucier que ce soit une parfaite représentation de la réalité. Peux-tu nous en dire plus à ce propos ?
R / C’est la raison pour laquelle j’ai commencé à dessiner, comme je le disais. Mais, pour faire simple, j’ai une sorte de problème mental / verbal qui fait que je rencontre peu de gens. Pour combler l’absence de conversation, je dessine et parle à des gens via mes dessins. C’est comme une conversation visuelle, sans langage, avec moi-même. Ça veut dire que je dessine par sympathie. Je veux que les gens sachent que ce qu’on retrouve dans mes dessins peut s’appliquer à eux-mêmes. Pour décrire ça, je choisis l’anatomie parce que tout le monde a des os et des organes, et ça veut dire que les personnages qui apparaissent dans mes dessins pourraient être vous. J’utilise l’anatomie pour rendre mes dessins faciles à comprendre.
J / Notre magazine porte sur la street culture. Je peux voir que tu es inspiré par cette culture, pourrais-tu nous dire pourquoi, et de quelle façon ?
R / Je pense que tout part de la rue. La rue contient tout ce qui fait un être humain, et comme je dessine des gens, la rue devra toujours faire partie de mes œuvres. Je n’ai fait qu’étudier les chiffres jusqu’à 27 ans, comme je l’ai dit. J’aime vraiment la rue, et mon histoire commence toujours dans la rue, mais je ne sais toujours pas ce qu’est vraiment la street culture. Je dessine juste ce que j’aime, et tout est dans la rue. C’est peut-être pour cette raison que tu ressens ça venant de mes œuvres.
J / Je me souviens avoir lu sur ton site que tu étais plutôt associable. Quand j’ai lu ça, je t’ai imaginé comme un artiste torturé, enfoui chez lui sous des boîtes de pizza ou autre bouffe, accro à la caféine, bossant sur ses projets jour et nuit. Pourtant, en échangeant avec toi, je n’ai pas cette impression. Est-ce que tu te considères comme misanthrope ?
R / Merci beaucoup, mais si on se rencontrait face à face, tu verrais que je ne suis pas si sociable. Je ne sais pas pourquoi, mais quand je rencontre des gens, certains symptômes anormaux pourraient te mettre mal à l’aise. Je suis optimiste je pense. En fait, il y a eu des incidents bizarres dans ma vie. Des choses malheureuses arrivaient encore et encore. Penser au futur me semblait extravagant à l’époque, et je ne savais pas quelle était ma raison de vivre. Je pense que mes symptômes avec les gens viennent de cette période. J’étais vraiment misanthrope avant d’atterrir dans ce milieu. Maintenant je rêve d’une vie qui a un sens, j’aimerais que les gens parlent avec mes dessins après ma mort. Ce but me pousse à aller de l’avant et me rend optimiste. Mais la plupart de mes œuvres sont basées sur des choses malheureuses. C’est parce que mes expériences dans la vie ont surtout été malheureuses que je peux les décrire mieux que des choses heureuses.